CHRONIQUE / ANARCHISME ET ANTHROPOLOGIE, POUR UNE POLITIQUE MATÉRIALISTE DE LA LIMITE

PAR JÉRÔME LAMY POUR ACTUEL MARX, SEPTEMBRE 2019

LIVRE / ALBERTO GIOVANNI BIUSO – ANARCHISME ET ANTHROPOLOGIE, POUR UNE POLITIQUE MATÉRIALISTE DE LA LIMITE

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Ce bref ouvrage invite à une réflexion épistémologique sur les possibles de l’anarchie. Il s’agit pour Alberto Giovanni Biuso de reprendre à la racine – c’est à dire dans leur sédimentation anthropologique – toutes les manifestations politiques contrariant l’émancipation des individus.

Le point de départ de l’ouvrage est l’irréductible animalité des êtres humains : de nombreuses facultés « collaboratives comme conflictuelles » (p. 6) sont inscrites dans des rapports biologiques profonds. Et c’est bien sur la question de la violence que doit se focaliser une anthropologie anarchiste visant à saisir le concret des rapports sociaux. Plutôt que de situer la frontière entre nature et culture, Alberto Giovanni Biuso préfère « se limiter à décrire les motivations phylogénétiques de l’action et l’appartenance de l’Homo sapiens, en tout et pour tout, à la nature » (p. 9). La « contribution de Pierre Clastres » (p. 11) est décisive pour reconsidérer les notions de pouvoir et de conflit, même dans cette perspective du genre humain pris comme pure entité biologique. En suivant l’auteur de La Société contre l’État, il convient de « refuser tout déterminisme évolutionniste ». Toutefois Biuso récuse la position « ingénue » (p. 12) de Clastres quant à la possibilité de saisir l’ordre humain à partir de la seule sociologie, préférant une réinscription zoologique plus générale. Chez Clastres, les réflexions sur la guerre (comme principe d’identification et de différenciation des groupes) et sur la figure du « chef » (qui est d’abord un « travailleur » sans pouvoir sur le « corps social) offrent la possibilité de penser la variété des « groupes autonomes » (p. 16) comme point de renversement des logiques de domination. Le corps est le lieu à partir duquel se construisent les cultures. Contre les éducations moralistes, Biuso envisage un point de vue libertaire sur la pédagogie, tiré de « l’évolution culturelle » : « la liberté de l’individu et la contribution de l’intelligence de chacun à la vie de la communauté » (p. 22).

Au fondement d’une anthropologie anarchiste se situe donc une attention soutenue au conflit. Biuso distingue l’agressivité (dont l’origine serait biologique) de la guerre (qui serait une expression culturelle) (p. 23). Dans le travail d’adaptation des individus à leur environnement, la temporalité du biologique est bien plus longue que celle du culturel. L’enjeu est alors de « diminuer l’importance et la fonction de la violence gratuite » au profit du « jeu gratuit de la connaissance » (p. 27). Ce point est crucial dans l’argumentation

de Biuso ; il s’agit de renoncer au pur déterminisme biologique et de penser son dépassement en connaissant précisément ses ressorts. Il en va ainsi de la « structure du pouvoir » (p. 38) qui « en dernière mesure […] a recours à la plus ancestrale des actions humaines, donner la mort » (p. 39). Et c’est très logiquement que « la peur de mourir […] fonde la persuasion du pouvoir » (p. 41). Pour être inclus dans un groupe, ne pas être victime de la violence des autres, l’individu se soumet au pouvoir qui lui demande allégeance. Il est impossible de séparer toute forme d’institutionnalisation de l’exercice de la violence puisque précisément, celle-ci est une composante des institutions. En assumant le soubassement biologique des comportements humains, il est possible de redéployer une ontologie réflexive qui fasse droit, dans la perspective d’une « éthique matérialiste », à « la centralité du corps, la coexistence de la passion et de la rationalité, la critique du libre-arbitre et enfin, [à] l’altruisme comme fitness » (p. 49).

Biuso soutient qu’au xxe siècle, les régimes politiques liberticides ont tous reconduit l’idéal religieux d’un « homme nouveau » (p. 57). Contre cette hubris dévorante, l’anthropologie anarchiste propose un matérialisme radical qui prend appui sur la notion de limite. Contre la « pureté » de l’« identité tribale » et contre « la naturalité de la horde », Biuso invite à considérer la possibilité distinctive de reconnaître les individus et de valoriser le « pluralisme », sans verser dans « une attitude relativiste » (p. 62). De ce point de vue, « l’optimisme rousseauiste » serait à rejeter au profit d’un « pessimisme anthropologique » (p. 72) couplé à une « ténacité absolue » (p. 75). Ouvrage percutant et tranchant, Anarchisme et anthropologie constitue une proposition épistémologique et politique cohérente ; elle suppose toutefois une vigilance absolue quant aux tentatives de détournement de tous les discours à valence biologique vers un fatalisme mortifère et liberticide.

RÉFÈRENCE

Lien à l’article : Actuel Marx 2019/2 nº66