« Je crois qu’il est possible, aujourd’hui encore, d’adhérer au matérialisme historique » (p. 3-4). Voici la thèse que défend Edoardo Sanguineti (1930-2010) dans un discours, le 20 mars 2006, à Rome, lors de la célébration du quatre-vingt-onzième anniversaire de Pietro Ingrao (1915-2015), membre historique du Parti communiste italien (PCI), organisée par le Centre d’études et d’initiatives pour la réforme de l’État, présidé par le théoricien opéraïste Mario Tronti (1931-). Traduit par Inès Berger Peillon et Sarah Borderie, et introduit par Luigi Balice, le texte est accompagné d’un abécédaire d’environ trente-cinq notices permettant d’explorer la riche pensée de Sanguineti. À rebours des thèses qui ont annoncé la disparition du marxisme, l’auteur propose un petit guide d’adhésion au matérialisme historique « pour inciter à bricoler une position à assumer, au niveau de la pensée mais aussi de la pratique concrète, dans la vie quotidienne » (p. 4).
Sanguineti rappelle tout d’abord les grandes thèses relatives à la formation de la conscience de classe et au rôle des intellectuels dans la tradition du « marxisme occidental »1. Sans « perspective culturelle qui lui [soit] propre » (p. 5), le prolétariat reçoit sa conscience – passage d’une condition objective (classe en soi) à un sentiment d’appartenance (classe pour soi) – d’intellectuels extérieurs à la classe. Tel serait ainsi le rôle qu’ont assumé Karl Marx et Friedrich Engels, par exemple, traitres à leur classe d’origine – la bourgeoisie – en cherchant à développer la conscience de classe d’un groupe qui en était, en 1848, encore largement dépourvu. Sans intellectuels issus de ses propres rangs, le prolétariat doit faire émerger les intellectuels dont il se réclame : des intellectuels « organiques », selon l’expression d’Antonio Gramsci, à même de porter un point de vue et des préoccupations spécifiques. Ces intellectuels organiques2 du prolétariat doivent contribuer à la diffusion de la conscience de classe, et disputer l’hégémonie culturelle contre les intellectuels traditionnels, organiques à la bourgeoisie. Sanguineti revient ainsi sur la préoccupation chez les marxistes d’une autonomie du prolétariat, qui doit se constituer en sujet agissant de l’histoire et non comme une « classe objet », qui « est parlée », telle que la définissait Pierre Bourdieu3.
Sanguineti rappelle l’importance, dans ce débat, de la préface controversée que Georg Lukács écrit en 1967 pour la réédition d’Histoire et conscience de classe4. Au-delà de l’autocritique à laquelle se soumet Lukács, répudiant une partie des conclusions de son ouvrage publié pour la première fois en 1923, Sanguineti observe surtout dans ce texte comment l’auteur décrit la manière dont il est devenu marxiste, « comment il a adhéré au matérialisme historique » (p. 12). Se livrant à une analyse matérialiste de sa propre pensée, Lukács se penche sur les facteurs qui ont façonné sa théorie et sa pratique au moment de l’écriture de son ouvrage célèbre. Ces facteurs relèvent moins de sa propre trajectoire personnelle que des problèmes objectifs qui se posaient au prolétariat dans la lutte pour instaurer une société sans classes. Ainsi, il met « en relation son développement personnel avec un cheminement plus général, en repérant dans son parcours, une série de problèmes qui dépassaient de loin sa propre personne » (p. 13). Il explique les conséquences d’être un transfuge de classe, passé de la bourgeoisie au prolétariat, l’auteur conservant des éléments positifs mais aussi des résidus des conditions matérielles de son existence dans la précédente période – l’importance d’un anticapitalisme romantique, notamment.
Reconnaissant l’importance d’une telle démarche d’auto-analyse5, Sanguineti applique la méthode à son propre parcours, afin de préciser l’influence de ses conditions matérielles d’existence sur son œuvre intellectuelle. Également transfuge issu d’une culture bourgeoise, Sanguineti raconte sa rencontre avec la classe ouvrière à l’âge de quinze ans, puis sa rencontre avec le PCI dont il deviendra un compagnon de route, et l’influence culturelle de Nietzsche, Kierkegaard, Schopenhauer ou Heidegger sur sa pensée. Il fait ainsi le récit d’une conversion, d’un anarchisme théorique radical au matérialisme historique, de vérités acquises à une pensée du doute et de la critique permanente. Dans un passage final, Sanguineti revient sur l’importance de la haine de classe dans la formation historique tant de la bourgeoisie que du prolétariat, et il défend la nécessité d’« être effrontés et chargés de haine envers ceux qui n’appartiennent pas au prolétariat et en sont ennemis » (p. 30). Il définit, enfin, le rôle des intellectuels dans la lutte de classes, qui doivent contribuer à la prise de conscience et à la consolidation de la conscience de classe.