REVUE / EDOARDO SANGUINETI, LA CONSCIENCE DE CLASSE. COMMENT ADHÈRE-T-ON AU MATÉRIALISME HISTORIQUE ?

PAR ADRIEN MAZIÈRES-VAYSSE POUR LIENS SOCIO, MAI 2018

LIVRE / EDOARDO SANGUINETI – LA CONSCIENCE DE CLASSE. COMMENT ADHÈRE-T-ON AU MATÉRIALISME HISTORIQUE ?

ALLER AU MAGASIN 

« Je crois qu’il est possible, aujourd’hui encore, d’adhérer au matérialisme historique » (p. 3-4). Voici la thèse que défend Edoardo Sanguineti (1930-2010) dans un discours, le 20 mars 2006, à Rome, lors de la célébration du quatre-vingt-onzième anniversaire de Pietro Ingrao (1915-2015), membre historique du Parti communiste italien (PCI), organisée par le Centre d’études et d’initiatives pour la réforme de l’État, présidé par le théoricien opéraïste Mario Tronti (1931-). Traduit par Inès Berger Peillon et Sarah Borderie, et introduit par Luigi Balice, le texte est accompagné d’un abécédaire d’environ trente-cinq notices permettant d’explorer la riche pensée de Sanguineti. À rebours des thèses qui ont annoncé la disparition du marxisme, l’auteur propose un petit guide d’adhésion au matérialisme historique « pour inciter à bricoler une position à assumer, au niveau de la pensée mais aussi de la pratique concrète, dans la vie quotidienne » (p. 4).

Sanguineti rappelle tout d’abord les grandes thèses relatives à la formation de la conscience de classe et au rôle des intellectuels dans la tradition du « marxisme occidental »1. Sans « perspective culturelle qui lui [soit] propre » (p. 5), le prolétariat reçoit sa conscience – passage d’une condition objective (classe en soi) à un sentiment d’appartenance (classe pour soi) – d’intellectuels extérieurs à la classe. Tel serait ainsi le rôle qu’ont assumé Karl Marx et Friedrich Engels, par exemple, traitres à leur classe d’origine – la bourgeoisie – en cherchant à développer la conscience de classe d’un groupe qui en était, en 1848, encore largement dépourvu. Sans intellectuels issus de ses propres rangs, le prolétariat doit faire émerger les intellectuels dont il se réclame : des intellectuels « organiques », selon l’expression d’Antonio Gramsci, à même de porter un point de vue et des préoccupations spécifiques. Ces intellectuels organiques2 du prolétariat doivent contribuer à la diffusion de la conscience de classe, et disputer l’hégémonie culturelle contre les intellectuels traditionnels, organiques à la bourgeoisie. Sanguineti revient ainsi sur la préoccupation chez les marxistes d’une autonomie du prolétariat, qui doit se constituer en sujet agissant de l’histoire et non comme une « classe objet », qui « est parlée », telle que la définissait Pierre Bourdieu3.

Sanguineti rappelle l’importance, dans ce débat, de la préface controversée que Georg Lukács écrit en 1967 pour la réédition d’Histoire et conscience de classe4. Au-delà de l’autocritique à laquelle se soumet Lukács, répudiant une partie des conclusions de son ouvrage publié pour la première fois en 1923, Sanguineti observe surtout dans ce texte comment l’auteur décrit la manière dont il est devenu marxiste, « comment il a adhéré au matérialisme historique » (p. 12). Se livrant à une analyse matérialiste de sa propre pensée, Lukács se penche sur les facteurs qui ont façonné sa théorie et sa pratique au moment de l’écriture de son ouvrage célèbre. Ces facteurs relèvent moins de sa propre trajectoire personnelle que des problèmes objectifs qui se posaient au prolétariat dans la lutte pour instaurer une société sans classes. Ainsi, il met « en relation son développement personnel avec un cheminement plus général, en repérant dans son parcours, une série de problèmes qui dépassaient de loin sa propre personne » (p. 13). Il explique les conséquences d’être un transfuge de classe, passé de la bourgeoisie au prolétariat, l’auteur conservant des éléments positifs mais aussi des résidus des conditions matérielles de son existence dans la précédente période – l’importance d’un anticapitalisme romantique, notamment.

Reconnaissant l’importance d’une telle démarche d’auto-analyse5, Sanguineti applique la méthode à son propre parcours, afin de préciser l’influence de ses conditions matérielles d’existence sur son œuvre intellectuelle. Également transfuge issu d’une culture bourgeoise, Sanguineti raconte sa rencontre avec la classe ouvrière à l’âge de quinze ans, puis sa rencontre avec le PCI dont il deviendra un compagnon de route, et l’influence culturelle de Nietzsche, Kierkegaard, Schopenhauer ou Heidegger sur sa pensée. Il fait ainsi le récit d’une conversion, d’un anarchisme théorique radical au matérialisme historique, de vérités acquises à une pensée du doute et de la critique permanente. Dans un passage final, Sanguineti revient sur l’importance de la haine de classe dans la formation historique tant de la bourgeoisie que du prolétariat, et il défend la nécessité d’« être effrontés et chargés de haine envers ceux qui n’appartiennent pas au prolétariat et en sont ennemis » (p. 30). Il définit, enfin, le rôle des intellectuels dans la lutte de classes, qui doivent contribuer à la prise de conscience et à la consolidation de la conscience de classe.

Le court texte de Sanguineti ne permet pas d’aborder en détail nombre des questions qu’il soulève mais a le mérite de remettre au goût du jour une interrogation centrale de la tradition matérialiste – la conscience de classe – peu souvent discutée en ces termes dans la période contemporaine. L’auto-analyse à laquelle se livre l’auteur est utile à la compréhension d’une œuvre éclectique qui s’étend du théâtre à la poésie, en passant par la traduction et l’engagement politique, œuvre qui est celle d’un intellectuel global, contre la figure nouvelle du « nouvel intellectuel spécialisé du capital » (p. 53). Le guide d’adhésion au matérialisme historique proposé par Sanguineti est à la fois un guide et une description concrète de la manière dont celui-ci cherche à unifier la théorie et la pratique : depuis son engagement politique communiste à ses efforts de transformation radicale du langage dans son œuvre littéraire marquée par son rôle dans la création du Gruppo 63 en 1963 et de la néo-avant-garde au tournant des années 1950 et 1960.

Comment adhère-t-on au matérialisme historique ? soulève plusieurs interrogations classiques des sciences sociales. L’ouvrage revient d’abord sur la question de la formation de la conscience de classe. Il rappelle qu’une classe ne peut être saisie que comme un processus et jamais comme une chose, un fait social, et encore moins comme une catégorie statistique ou l’élément d’une nomenclature socioprofessionnelle. Il s’inscrit ainsi dans un débat sur la manière plus ou moins autonome ou hétéronome dont la conscience de classe se forme. Contre les traditions marxistes qui voient la classe comme le produit de l’apport extérieur d’intellectuels souvent issus de la bourgeoisie, Edward P. Thompson6, en étudiant La formation de la classe ouvrière anglaise, montre justement que le prolétariat britannique se forme en articulant des éléments de l’ancienne tradition révolutionnaire jacobine et d’une nouvelle pratique politique (culture écrite et orale, résistances…) née des transformations de l’appareil productif que provoque la révolution industrielle au XIXe siècle. Mais, à la différence du marxisme orthodoxe, Thompson voit la culture ouvrière comme un processus qui se développe de manière en partie indépendante des conditions objectives de l’exploitation, ce qui résonne avec l’interrogation de Sanguineti : pourquoi, alors que le prolétariat n’a jamais été aussi étendu à l’échelle mondiale, sa conscience est-elle aujourd’hui devenue si faible ?

Dans le prolongement des réflexions que Lukács développait, par exemple, dans son essai sur « Le point de vue du prolétariat »7, Sanguineti s’inscrit enfin dans un débat ancien, rouvert aujourd’hui par les épistémologies du point de vue8 ou des savoirs situés9. Avec Lukács, l’auteur voit, en effet, dans la construction d’une conscience de classe la possibilité que « la simple intention vers la vérité se transforme […] en une connaissance historiquement significative et capable d’opérer des bouleversements sociaux » (p. VII). La conscience de classe apparaît dès lors comme un lieu épistémologique spécifique, doté d’un avantage épistémologique10 particulier, les différents groupes subalternes, du fait de leur position dans les rapports sociaux, bénéficiant d’un point de vue particulièrement heuristique. On comprend, dès lors, pourquoi la question de la conscience de classe est, pour Sanguineti, intimement liée à celle de la connaissance, qu’elle soit issue de l’art ou des sciences sociales. L’auto-analyse à laquelle se livre l’auteur fournit quant à elle un cadre particulièrement approprié pour les transfuges, les transclasses11, afin de comprendre les effets complexes, entre ruptures et continuités avec la socialisation originelle, de la « conversion de classe » (p. 24). Ainsi, en suivant l’auteur de l’introduction au texte, Luigi Balice, le texte de Sanguineti nous invite, avec succès, à « relire la conscience de classe comme un hymne à la connaissance » (p. VII).

NOTES

1 Les références à Lukács, Adorno ou Sartre que mobilise Edoardo Sanguineti permettent de situer l’auteur dans cette tradition du « marxisme occidental », tel que la définit Perry Anderson dans Sur le marxisme occidental, Paris, Maspero, Coll. « Petite collection Maspero », 1977.

2 Antonio Gramsci, « La question des intellectuels, l’hégémonie, la politique » (Cahier 12), in Antonio Gramsci, Cahiers de prison. Tome III, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de philosophie », 1978 (traduction de P. Fulchignoni, G. Granel et N. Negri) ; disponible en ligne : http://classiques.uqac.ca/classiques/gramsci_antonio/textes/textes.html.

3 Pierre Bourdieu, « Une classe objet », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 17, 1977, p. 2‑5.

4 Georg Lukács, Histoire et conscience de classe. Essai de dialectique marxiste, Paris, Éditions de Minuit, 1974 [1960], traduction de K. Axelos et J. Bois.

5 Voir notamment : Pierre Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, Paris, Raisons d’agir, 2004 ; Didier Eribon, Retour à Reims, Paris, Fayard, 2009 ; Annie Ernaux, La honte, Paris, Gallimard, 1997 ; Richard Hoggart, 33 Newport Street. Autobiographie d’un intellectuel issu des classes populaires anglaises, Paris, Seuil, 2013 [1988].

6 Edward Palmer Thompson, La formation de la classe ouvrière anglaise, Paris, Seuil, Coll. « Points Histoire », 2012 [1963].

7 Georg Lukács, op. cit.

8 Voir par exemple : Nancy C. Hartsock, « The Feminist Standpoint: Developing the Ground for a Specifically Feminist Historical Materialism », in Sandra Harding et Merrill B. Hintikka (dir.), Discovering Reality. Perspectives on Epistemology, Metaphysics, Methodology, and Philosophy of Science, Dordrecht, Kluwer Academic Publishers, 1983, p. 283‑310.

9 Voir par exemple : Donna J. Haraway, « Situated Knowledges: The Science Question in Feminism and the Privilege of Partial Perspective », Feminist Studies, vol. 14, n° 3, 1988, p. 575‑599 ; Artemisa Flores Espínola, « Subjectivité et connaissance : réflexions sur les épistémologies du “point de vue” ? », Cahiers du Genre, n° 53, 2012, p. 99‑120.

10 Nancy Hartsock, op. cit.

11 Chantal Jacquet, Les transclasses ou la non-reproduction, Paris, PUF, 2014.

POUR CITER CET ARTICLE

Référence électronique

Adrien Mazières-Vaysse, « Edoardo Sanguineti, La conscience de classe. Comment adhère-t-on au matérialisme historique ? », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, 2018, mis en ligne le 14 mai 2018, consulté le 09 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/lectures/24682

DISCIPLINE

Littérature
Évelyne Deprêtre, German A. Duarte (dir.), Transmédialité, bande dessinée & adaptation [livre]
Florent Favard, Ecrire une série TV. La promesse d’un dénouement [livre]
TOUS LES OUVRAGES

Philosophie
Thomas Skorucak, Le courage des gouvernés. Michel Foucault, Hannah Arendt [livre]
Claude Giraud, Consentir, adhérer, s’opposer. Contribution à une sociologie de l’engagement [livre]

SUJET

Stratification sociale
Amélie Le Renard, Le privilège occidental. Travail, intimité et hiérarchies postcoloniales à Dubaï [livre]
Victor Collet, Nanterre, du bidonville à la cité [livre]
TOUS LES OUVRAGES

Politique
Emmanuelle Reungoat, Enquête sur les opposants à l’Europe. À droite et à gauche, leur impact d’hier à aujourd’hui [livre]
David Motadel, Les musulmans et la machine de guerre nazie [livre]

RÉDACTEUR

Adrien Mazières-Vaysse
Doctorant en science politique au CRESSPA (UMR CNRS 7217, Université de Paris 8). Recherches en cours portant sur la précarité et les précaires, les mouvements sociaux et la formation des identités de classe.