Définir le social de telle sorte qu’il puisse non seulement inclure les animaux, mais aussi toutes les relations entre les espèces : c’est ce qu’entend faire T. Ingold dans ce recueil d’articles. Le défi est grand, mais à la hauteur de ce que demande aujourd’hui une anthropologie écologique.
Décidément, les chercheurs en sciences humaines et sociales ont quelque chose avec les babouins. C’est en tous cas ce que l’on se dit en découvrant le titre du dernier livre de Tim Ingold paru en français sous le titre Machiavel chez les babouins. Pour une anthropologie au-delà de l’humain. On y lit une évidente allusion à l’ouvrage des primatologues Whiten et Byrne (Machiavellian Intelligence) qui, il y trente ans, développaient des considérations sur les stratégies sociales d’alliance chez les primates, mais aussi aux textes que le sociologue Bruno Latour, conjointement avec la primatologue Shirley Strum, avait consacrés à comparer société humaine et organisation sociale babouine. Mais de babouins, finalement, il en sera assez peu question dans cet ouvrage. Au contraire même, la conception dite « machiavélienne » du social y sera à ce point vivement critiquée.
Le recueil livre sept traductions inédites (agrémentées d’un prologue ad hoc) d’articles ou de chapitres d’ouvrages, qui s’échelonnent de la fin des années 1980 – période où Ingold publie ses premières grandes monographies issues de ses terrains en Laponie Finlandaise et coordonne ses premiers ouvrages collectifs avec des chercheurs issus d’horizons disciplinaires divers – aux années 2000. La première interrogation qui frappe le lecteur concerne le choix des textes présentés : pourquoi ceux-ci plus que d’autres ? Qu’est-ce qui a présidé à leur sélection et à leur agencement ?
« L’anthropologie au-delà de l’humain » dont il est question dans ce recueil n’est pas exactement celle, apparemment homonyme, qu’Eduardo Kohn appelle de ses vœux dans son ouvrage de 2013. Il s’agit d’une anthropologie qui accepte une définition du social qui puisse admettre non seulement les animaux en son sein – à condition qu’on reconnaisse à ceux-ci certains des attributs que l’on tient pour spécifiquement humains, comme la capacité à agir de manière intentionnelle – mais aussi, et c’est plus original, les relations sociales interspécifiques. Si l’on devait d’ailleurs résumer le problème central auquel l’ensemble de ces textes semble s’attaquer, ce serait sans doute : qu’est-ce que le social ? Une question majeure autant pour l’anthropologie sociale et culturelle que pour la biologie de l’évolution, en particulier pour l’écologie comportementale et l’éthologie. C’est à préciser, opposer, et faire dialoguer ces différentes conceptions du social qu’Ingold s’emploie tout au long de ces travaux – afin d’élaborer la sienne propre, dans une veine qui se révèle clairement phénoménologique.
Interfaces disciplinaires
L’originalité d’Ingold tient en grande partie à l’alliance féconde, et informée, qu’il parvient à établir entre anthropologie biologique, à dominante évolutionniste, et l’anthropologie sociale – au cœur de luttes fratricides dans bien des départements d’anthropologie du monde anglo-saxon (là où en France ces domaines sont maintenus dans des cursus relativement séparés).
Dès ses premiers travaux, il s’est toujours situé sur cette ligne de crête qui consiste à voir en l’humain l’animal qu’il est sur un plan biologique, sans vouloir réduire l’explication des comportements sociaux et culturels à des mécanismes génétiques. Son anti-réductionnisme est maintes fois réaffirmé : « le problème, dans l’étude de l’évolution, c’est d’analyser l’interaction dynamique et réciproque des domaines physique et social de la vie sans faire de l’un le dérivé direct de l’autre » (p. 83 [1983]), mais jamais dans une opposition aveugle et toujours dans un dialogue informé – comme en témoignent notamment le troisième texte du recueil, paru dans un ouvrage de « socioécologie comparative » en 1989, autant que les débats qu’il a pu avoir ailleurs avec les biologistes et psychologues Mesoudi, Whiten et Laland.
La composition chronologique des textes rend compte de deux déplacements majeurs qu’Ingold a opérés, au cours du temps :
1/ Le premier tient dans la distinction conceptuelle qu’il élabore entre ‘être humain’ et ‘être un humain’, c’est-à-dire entre l’humanité comme condition et l’humanité comme espèce (manifestant l’appartenance au taxon biologique homo sapiens) ;
2/ Le second tient en une définition du social qui s’ancre profondément dans la pensée écologique et phénoménologique, et qui a pour conséquence d’admettre des formes de socialité non spécifiques – c’est-à-dire non propres à une espèce – et donc, par extension, interspécifiques.
Précisons brièvement ces deux phases du cheminement.
Être humain versus être un humain
Cette distinction est développée en particulier dans le premier des textes du recueil (« Humanité et animalité »), ainsi que de manière allégée dans le troisième (« Les relations sociales et écologiques des êtres humains et des autres animaux ») et le quatrième (« La vie au-delà des limites de la nature ou le mirage de la société »).
La thèse est d’une apparente simplicité : si l’humanité se définit par un ensemble de traits, par exemple la faculté de posséder le langage, la culture, le sens moral, la conscience, alors il faut admettre la possibilité pour certains humains et dans certaines circonstances (maladie par exemple) d’en sortir (« dropping out »), et pour certains animaux d’y entrer (« coming in »). Cela suppose d’avoir une définition d’une part morale, mais également essentialiste, donc en un sens immuable, de l’espèce : les humains sont essentiellement marqués par la faculté de X ou Y.
Or l’espèce, conçue comme construction épistémologique de la biologie et entendue en un sens darwinien, par définition, évolue. Cette définition morale de l’humanité n’est donc pas compatible avec un évolutionnisme bien compris, qui, si l’on pousse la spéculation plus loin comme Ingold ne s’empêche pas de le faire, pourrait nous faire concevoir, dans plusieurs millions d’années des baleines, ou des chimpanzés, qui auraient évolué de sorte à acquérir des facultés de symbolisation, des capacités langagières, une conscience de soi, un sens moral, etc. Après tout, et à condition d’être assez certain de ce que ces catégories recouvrent – ce sur quoi Ingold insiste assez peu – l’hypothèse ne peut être complètement exclue.