Enseignant la philosophie de l’esprit et la sociologie de la culture à l’Université de Catalane en Italie, Alberto Giovanni Biuso est un auteur italien presque inconnu en France, et pour cause : le petit essai présenté ici est son premier texte traduit en français. L’expérience est tentée par la maison d’édition Asinamali1, qui publie là le second livre de son catalogue. Les éditeurs cherchent à faire connaître en France des auteurs italiens contribuant à ouvrir « la voie au possible » et à créer « des pistes d’émancipation ».
Cet essai milite pour une refondation de l’anthropologie, sous le sceau d’une pensée particulière de l’anarchisme et de l’approche matérialiste. Le texte est court (77 pages) mais très dense, et l’on apprécie son découpage en petites parties. Chacune d’entre elle expose les pistes de réflexion et les positions conceptuelles à privilégier, selon l’auteur, en vue de construire une « politique matérialiste de la limite » qui soit une anthropologie anarchiste.
Il est donc important de préciser d’emblée le sens que l’auteur attribue à la série de concepts qui sont l’enjeu de son texte : anthropologie, anarchisme, matérialisme, car on peut regretter que lui-même ne situe justement pas davantage ses positions intellectuelles (ce qui peut biaiser la lecture du texte et des concepts). Ainsi, lorsqu’il parle d’anthropologie, Biuso évoque un sens spécifique de ce terme, à savoir la réflexion philosophique sur ce que qu’il appelle lui-même la « nature humaine »2. Lorsqu’il parle d’anarchisme, l’auteur se réfère à une philosophie politique prônant l’émancipation, avant tout pour l’individu, des contraintes sociales et de ce qui nie la spécificité individuelle. Une telle approche implique de nombreuses critiques adressées au communisme. Quant au matérialisme, Biuso l’aborde comme une approche philosophique, visant à recentrer l’analyse sur le fait que l’humain est un mammifère comme un autre, simplement doté d’un cerveau qui lui permet d’avoir une conscience différente de celles des autres animaux.
Le croisement de ces trois approches amène l’auteur à rappeler que toute pensée de l’émancipation humaine doit se débarrasser de son principal biais, l’« anthropocentrisme », autrement dit le postulat qui sous-entend que « l’homme est la mesure de toute chose », comme dirait Protagoras. Se débarrasser de l’anthropocentrisme nécessite donc de rappeler que l’espèce humaine est une espèce animale déterminée par son environnement social, certes, mais aussi par ses caractères biologiques et par son appartenance à un écosystème planétaire, ce qui en fait bien une espèce animale parmi d’autres.
Biuso commence par insister sur le fait que « le corps est l’espace-temps de l’esprit » (p. 19). En effet, à l’aide de l’éthologie et précisément de l’étude de chimpanzés, l’auteur montre que de nombreux comportements qu’on peut croire proprement humains, auxquels on attribue donc une valeur morale, sont en réalité déterminés par le fait que l’espèce humaine est avant tout une espèce animale et que ses membres sont des corps vivants. La coopération autant que l’agressivité sont des comportements naturels, selon le philosophe, et vouloir les instrumentaliser à travers les normes sociales et culturelles peut provoquer des dérèglements sociaux et individuels.
En posant par conséquent la question de l’éducation nécessaire pour rendre pleinement l’humain à sa « nature », Biuso considère que celle-ci devrait être avant tout une prise de conscience des « limites » matérielles imposées à l’humain, et une appréhension de « la difficulté de vivre ». Rousseau ou, plus précisément, les thèses rousseauistes sur l’éducation, dont Biuso estime qu’elles ont nourri les « utopies totalitaires », sont dénoncées sans concession, de même que les illusions et idéalismes qu’elles répandent : « Que tous soient capables de tout, que le savoir ne comporte pas de peine, que l’agressivité soit seulement un effet social (sans être aussi un nécessaire attribut biologique), ce sont là quelques-unes des ingénuités anthropologiques qui dominent le Moderne, dans la lignée des équivoques de Rousseau » (p. 35).
« L’anthropologie désenchantée » que propose Biuso vise également à mieux comprendre le pouvoir, consubstantiel à l’espèce humaine et à toutes les espèces animales, pour mieux le maîtriser. Le pouvoir s’impose entre autres par la violence, qui elle aussi est consubstantielle aux espèces animales. C’est pour ces diverses raisons que l’auteur entend défaire notre regard de l’anthropocentrisme, et rappelle que même les cultures sont le « produit génétique » de millions d’années d’histoire. Les cultures doivent se désenchanter pour ne pas tomber dans le dogme, comme le font les idéalistes3 qui critiquent le déterminisme biologique : le biologique évolue également, et ce n’est pas avoir un point de vue réducteur que d’introduire dans les analyses portant sur l’humain une grille de lecture tenant compte de la dimension biologique de notre espèce.