RECENSION / VIOLENCE ET MÉTAMORPHOSES. LE POUVOIR DES MOTS ET DE L’ÉCRITURE

PAR ROMÉO BONDON POUR LIENS SOCIO, JANVIER 2020

LIVRE / ELEONORA DE CONCILIIS – VIOLENCE ET MÉTAMORPHOSES. LE POUVOIR DES MOTS ET DE L’ÉCRITURE.

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Grâce à la traduction inédite de deux de ses essais, la pensée de la philosophe italienne Eleonora de Conciliis est désormais accessible en français. Après avoir exploré les liens entre anthropologie et anarchisme, réactualisé la conscience de classe prolétarienne et donné dans l’érotisme insurrectionnel, les éditions Asinamali poursuivent leur travail sur la pensée contemporaine italienne en mobilisant des thématiques qui leur sont chères : le matérialisme, les corps, la subversion politique. C’est cette fois par le biais de la violence et de l’écriture que ces différents points sont abordés.

Les éditeurs ont choisi de juxtaposer deux essais écrits à plusieurs années d’intervalle, mais dont l’attention aux corps et à la subjectivité assure la continuité. Le premier analyse la violence comme un fondement des relations qu’entretient toute personne avec le monde dans lequel elle évolue. L’autrice, déplorant le peu d’attention de la philosophie moderne pour ces questions, suit un raisonnement en trois temps, depuis l’anthropologie historique de René Girard jusqu’à une nouvelle de Kafka, en passant par la morale existentialiste de Sartre. Le second essai s’applique quant à lui à remobiliser le concept psychanalytique de sublimation, à travers la pratique de l’écriture littéraire et philosophique. Si les deux textes sont indépendants dans leur développement respectif, une thèse les relie néanmoins : la violence est une épreuve nécessaire à la définition de soi.

Pour saisir le sens de la violence, l’autrice rappelle au début du premier essai qu’« il faut […] éviter la purification et se plonger dans la souillure, c’est-à-dire dans la corporéité des actes violents » (p. 24). L’approche philosophique moderne – dont elle donne malheureusement peu de références – a selon elle perdu en clarté à mesure qu’elle gagnait en abstraction : réfléchir à la violence implique pourtant de concrètement s’y confronter. La distinction usuelle entre une violence brute et une autre, réfléchie, fruit de cette épuration conceptuelle, n’aurait alors pas grand sens : « violence et raison tendent à se recouper plutôt qu’à se distinguer » (p. 25). À rebours de René Girard selon qui la religion permettrait, par sacrifice ou expiation, de maintenir la violence hors de la cité, l’autrice soutient que ce serait là l’une des façons de l’engendrer « à l’intérieur de la communauté » (p. 30). On pourrait lui rétorquer néanmoins qu’une mobilisation de théories fondées hors du cadre occidental aurait permis d’étayer la réflexion1. Elle évacue ainsi rapidement la violence collective et politique, qu’elle soit révolutionnaire, réactionnaire ou institutionnelle.

C’est dans le sillage de Sartre et à propos du sujet que se place plutôt l’autrice. Selon le philosophe existentialiste, la violence serait constitutive des rapports sociaux et précéderait subjectivité et liberté. Relationnelle autant que rationnelle, la violence ne serait pas un acte social et collectif, mais avant tout relative à soi, ou aux autres dans une pratique esthétisante. Pour l’autrice, le raffinement présent dans la violence met en jeu un « style », qu’on pourrait définir selon deux formes : l’exhibition, lorsque l’acte est destiné à autrui, et l’exercice, comme Foucault a pu le mettre en lumière dans la sexualité antique2, lorsque l’acte se destine à l’acteur lui-même, dans l’ascèse ou la flagellation.

Ces deux sens, exhibition et exercice, se télescopent dans une nouvelle de Kafka écrite en 1914 : La Colonie pénitentiaire. Son étude constitue le dernier temps de ce premier essai. À partir de celle-ci, l’autrice développe ce qui selon elle constitue la ligne de crête de la violence, entre gestion productive d’une part et renversement stupide dans ses limbes de l’autre. Le titre de l’ouvrage, Violence et métamorphoses, prend ici tout son sens. Pour l’autrice en effet, « la seule antidote contre la violence est […] sa métamorphose ou son élaboration linguistique » (p. 28). Inséparable de la constitution de soi, la violence doit toutefois être surmontée avant qu’elle ne perde le sujet dans ce que la philosophe nomme indistinctement « bêtise » ou « stupidité ». Elle illustre cette thèse en reprenant les figures de l’officier et de l’étranger dans la nouvelle de Kafka. L’un et l’autre, plutôt que de dépasser la violence qui les anime et qu’ils craignent, s’engouffrent dans sa mécanique.

L’officier se confond ainsi avec sa fonction – la justice – jusqu’à en appliquer les prérogatives sur lui-même ; l’étranger, lui, reste sans défense jusqu’à ce que de victime potentielle il devienne spectateur de la torture qui lui était destinée. Or, pour l’autrice, cet abêtissement « est précisément ce que l’écriture essaye d’éviter » (p. 47) : pratique extériorisant la violence interne au sujet, réceptacle de celle des autres, l’écriture constitue pour l’autrice l’acte symbolisant le mieux le détournement d’une pulsion agressive à des fins productives.

Alors que la violence s’exprime et se complexifie par le langage, c’est aussi par l’entremise de ce dernier qu’elle peut être vaincue. Le second essai prend en charge cette fonction propre à l’écriture, en discutant le concept de sublimation. Définie par Freud, la sublimation serait le transfert d’une pulsion sexuelle vers un autre domaine qui la détournerait et la valoriserait. Si le psychanalyste allemand voyait dans ce processus un phénomène ponctuel et accessible à de rares personnes seulement, Eleonora de Conciliis lui oppose une conception diffuse et ouverte, irriguée de considérations sociologiques. Par l’analyse de la pratique de l’écriture et en s’appuyant sur l’auteur italien Elias Canetti, elle élabore une théorie de la « sublimation scripturale », jouissance qui ne serait pas ponctuelle comme toute pulsion agressive, mais médiatisée de la main à la page et continue dans le temps. La corporéité, de nouveau, joue un rôle déterminant : écrire allongé, comme le faisaient Proust et Kafka, mime par exemple la position mortuaire et l’anticipe ; le mouvement de la plume sur le papier indique une pensée en mouvement, qui s’agite à mesure que les mots s’écrivent ; le corps change dans la maladie ou la vieillesse jusqu’à ses ultimes retranchements, et l’écriture avec elle. Celle-ci serait ainsi pour l’autrice un dialogue entre morts et vivants : auteurs du passé et à venir que l’on convoque, mais aussi soi-même comme cadavre futur tout en étant soi-même en train d’écrire. « [O]n peut concevoir la sublimation scripturale comme un événement pulsionnel éthico-érotique ; comme un processus métamorphique amorcé par le contre-dispositif littéraire (mais également philosophique) pour renverser, depuis l’intérieur, l’ordre du discours, et, ainsi, résister à la mort » (p. 58). L’ascèse impliquée par l’écriture témoigne d’une posture éthique affirmée ; l’influence de la dimension corporelle, elle, d’une pratique érotique parfois assumée, par Bataille et Barthes par exemple.

La métamorphose à l’œuvre dans l’écriture serait autant celle de soi que celle des autres en soi. Reprenant la lecture de Kafka faite par Deleuze et Guattari3, elle aborde un « devenir-mineur » de la littérature qui touche l’œuvre comme l’écrivain. Si l’écriture, par le rapport qu’entretient l’auteur avec la violence et la mort, a une dimension individuelle évidente, elle n’en est pas moins une entreprise publique et politique. La fonction sociale de l’écrivain apparaît alors dans son refus de se saisir de la domination qui réside en puissance dans l’écriture. Par la métamorphose, « il est immergé dans l’altérité de manière lucide : tout en restant lui-même, il se transforme à la lettre en les autres, en ceux qu’il rencontre, qu’il aime, qu’il rêve, qu’il étudie » (p. 85). La sublimation scripturale reste, comme chez Freud, un mouvement ascendant. Mais cette ascension, pour rester lucide, ne doit pas dépasser les limites de la violence et du pouvoir auxquelles l’écrivain se confronte. Pour la philosophe italienne, l’écrivain serait ainsi le réceptacle des métamorphoses des vivants qui vivent à ses côtés, pour, en leur donnant une forme littéraire, « les soustraire, même inefficacement, à la mort » (p. 88).

Ces deux textes denses présentent une pensée singulière de l’écriture comme jeu violent avec la mort. Son grand intérêt réside dans la reconnaissance des dispositions physiques engagées dans cette pratique. Eleonora de Conciliis, par ces textes, participe d’un retour bienvenu du matérialisme et de la corporéité dans la philosophie4. L’apostille qui clôt l’ouvrage dévoile néanmoins les doutes de l’autrice sur sa démarche, en un temps où la littérature est transformée par le numérique et où l’écriture, pour des raisons techniques, se métamorphose. Il conviendra d’être attentif au devenir de l’écrit à l’aune de cette pensée.

NOTES

1 Voir notamment Pierre Clastres, Archéologie de la violence. La guerre dans les sociétés primitives.

2 Michel Foucault, Histoire de la sexualité, T.2. L’usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984.

3 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Minuit, 1975.

4 Voir par exemple en ce qui concerne la philosophie de la nature David Gé Bartoli et Sophie Gosselin (…)

Référence électronique

Roméo Bondon, Liens socio, janvier 2020 : voir l’article.